Rien à Perdre
Publié le 30/03/2007 à 12:00 par cahierscotentin
RIEN A PERDRE
Il était entré en résistance comme on entre en religion : par conviction, par dévotion profonde à son pays envahi, par admiration pour le chef qui s’était dressé en Angleterre, par amour pour son fils avalé par la déroute de Dunkerque.
Il était seul. Sa femme était morte depuis longtemps, bien avant la guerre, lui laisant ce petit garçon qu’il avait élevé de son mieux. Un bon petiot, vif, intelligent, qui apprenait bien à l’école, et dont le statut d’orphelin avait permis qu’il entre à l’Ecole du Rail ; il y terminait ses études d’ingénieur quand la guerre avait éclaté. Il avait disparu dans la tourmente.
Il n’avait aujourd’hui rien à perdre. Cheminot depuis trente cinq ans, il arrivait à l’âge d’une retraite qui lui faisait peur. Il ne connaissait que le monde du chemin de fer, tous ses copains travaillaient là. Quand il n’y aurait plus ça, il serait définitivement seul…Alors quand un gars du rail était venu recruter pour mener des actions contre l’occupant, il n’avait pas hésité. Les autres l’avaient surnommé “Rien à perdre”, de l’expression qu’il répétait avant chaque départ en mission, acceptant de prendre les risques les plus dangereux : “ laisse donc l’ami, toi tu as des enfants qui t’attendent ; moi, le mien, c’est peut-être là-haut qu’il m’attend ! Alors j’y vais ; rien à perdre ! ”
Il avait ainsi participé à nombre de sabotages ; il connaissait les voies par cœur, et il savait faire passer les messages aux copains conducteurs pour qu’ils n’y laissent pas leur peau.
Ce matin-là, le chef de groupe était arrivé porteur d’un message particulier. Londres demandait que ce groupe fournisse un homme, seul, pour récupérer un agent dans une gare de la région et l’accompagner jusqu’à un point qu’il indiquerait où un avion viendrait le chercher. Un seul homme, pour couvrir les arrières et effacer toutes traces. Il devait emmener avec lui trois lanternes pour les signaux à l’avion.
Il n’avait pas hésité un instant : “ Rien à perdre ! C’est une mission pour moi ! Et si je ne reviens pas, c’est peut-être que j’aurai pris l’avion aussi ! A moins que je n’ai pris un autre envol…” Le rire qui avait éclôt dans le groupe s’était réduit à un sourire sur cette fin de phrase. Le chef de groupe avait repris : “ Ne joue pas avec ça, nous on a encore besoin de toi ici ”. Après quoi il l’avait pris à part pour lui donner les détails de l’opération qui devaient rester secrets ; nul ne devait savoir ni le point de rendez-vous : la gare de Belval ; ni le mot de passe : “ Il te dira : J’aime les papillons de nuit. Tu lui répondras : Savez-vous d’où ils s’envolent ? Il te dira le point d’atterrissage et tu l’y conduiras.” “ C’est sans problème ; et c’est pour quand ?” “Tu dois être à Belval à minuit ce soir. Tu vas convoyer un train de marchandises jusqu’à Coutances ; après tu te débrouilles pour rejoindre Belval.” “ Et les lanternes ?” “ Tu les trouveras à Belval, au pignon de la gare.” “A quelle heure est mon train ?” “ Tu prends le neuf heures huit pour Rennes ; arrêt à Coutances. Bonne chance.”
Publié le 06/04/2007 à 12:00 par cahierscotentin
2-
Il s’était rendu tranquillement au poste de la gare, avait repéré le conducteur du train pour Rennes : “ Je t’accompagne jusqu’à Coutances.” “ Ah c’est toi ; le chef venait de me prévenir que j’avais un convoyeur, mais il ne savait pas encore qui c’était ; bienvenue à bord !”
Le voyage s’était passé sans encombre ; c’était un train de marchandises qui s’arrêtait peu ; un arrêt à Sottevast pour embarquer quelques bestiaux, un autre à Saint-Sauveur le Vicomte pour accrocher un wagon de paille ; La Haye du Puits, Lessay, Périers. Il était à Coutances à midi. Il avait mangé tranquillement à la cantine de la gare, puis avait pris la route en direction de Saint-Lô. Il aurait pu attendre le Rennes-Caen de dix-sept heures douze, mais un peu de marche lui ferait du bien ; ça ne faisait jamais que dix kilomètres. La campagne était belle ; la guerre ne se faisait pas trop sentir par ici ; parfois des convois allemands passaient sur la route Saint-Lô-Coutances mais la population n’était que peu dérangée. Lui savait, par les bruits qui circulaient parmi les résistants que ce calme n’était qu’apparence, et que la braise était active ; des groupes agissaient, dont il ne savait rien, si ce n’est leurs actions de sabotage : voies ferrées, lignes téléphoniques, circulation de clandestins. Cela provoquait régulièrement des réactions violentes de l’occupant contre les “terroristes” ; avait-il vraiment l’air d’un terroriste ?
Il faisait beau ; il avait marché une bonne heure et s’était assis au coin d’un champ. Il lui restait beaucoup de temps, et la nuit serait longue. L’herbe était épaisse et douce. Il y dormit trois bonnes heures.
Le soleil commençait à descendre au-dessus de Coutances. Il lui tourna le dos pour reprendre sa route Il se sentait en pleine forme. Il pensait à l’homme qu’il allait escorter. D’où rentrait-il ? Quelles informations indispensables aux alliés cachait-il dans ses poches ou dans sa tête ? Peut-être était-il venu organiser des attentats quelque part en zone occupée ? Etait-il un jeune comme son fils risquant sa vie à peine commencée, ou bien un vieux “rien à perdre” comme lui ?
Gare de Belval. Il s’est assis dans un coin du hangard à marchandises ; il n’y vient plus personne à cette heure-là ; d’où il est, il peut surveiller les allées-venues du personnel. C’est ainsi que vers huit heures, il a pu suivre le chef de gare quand il est venu déposer au pignon du bâtiment trois lanternes de voies, de celles qu’on peut mettre en rouge ou en blanc. Il sort de son sac un morceau de pain et diverses victuailles, une bouteille de cidre, et mange tranquillement ; rien ne presse. Drôle de journée où il ne fait que regarder le temps passer.
Publié le 13/04/2007 à 12:00 par cahierscotentin
3-
A minuit moins dix, il est allé se poster près des lanternes. Il ne sait pas d’où l’homme va venir. La lune est pleine et le ciel dégagé ; on y voit presque comme en plein jour quand les yeux ont eu le temps de s’habituer.
Des pas, légers, furtifs, mais des pas qui viennent des voies. Un homme approche rapidement. Il se remémore le mot de passe, ce qu’il doit répondre : “Savez-vous d’où il s’envolent ?”.
L’homme est là, à quelques mètres.
“Rémy !”
Le cri est parti tout seul de sa bouche qui reste ouverte de surprise.
“Papa ! Mais qu’est-ce que tu fais là !”
Ça tourne à toute vitesse dans sa tête, il voudrait serrer son fils dans ses bras, mais il est en mission ; et si Rémy est là, au lieu et à l’heure dite… “Je guette les papillons de nuit” C’est venu comme ça ; rester accroché à la mission ; si Rémy comprend tant mieux, s’il ne comprend pas, que va t-il devoir faire ? Si un autre homme arrive ! “J’aime les papillons de nuit.” C’est bien ça, c’est bien lui ! Donner la réponse : “Savez-vous… sais-tu… d’où ils s’envolent ?” “ Oui papa, je sais, on va y aller ensemble.” “ Tu es vivant ! Rien à perdre que je disais ! Mais là c’était tout à gagner ! En route ; tu sais où on doit aller, et je connais le chemin.” Rémy sort une carte de sa poche ; ils prennent les lanternes ; dans le hangar, ils en allument une pour repérer le point d’atterrissage : vingt kilomètres, et il faut y être avant quatre heures ! “ Ben dis donc, ils auraient pu nous donner un peu plus de temps ! En route sans attendre !” En reposant la lanterne pour l’éteindre, Rémy remarque une étiquette à bagages fixées sur une des deux autres ; il la détache et la lit, puis il reprend la lanterne allumée et éclaire le fond du hangar : deux bicyclettes sont entreposées-là ! “Tu vois qu’ils pensent à tout !”.
Ils ont pris la route en direction de la côte, attentifs aux moindres bruits, évitant de se parler car la voix porte loin la nuit. Ils ont traversé Coutances endormi par le couvre-feu, monté à pied la sortie vers Agon, salué quelques kilomètres plus loin l’amiral Tourville. En bas de la côte, la Sienne serpente paisiblemant vers la pointe d’Agon ; dans la lueur de la lune on devine de l’autre côté l’église de Régneville et la silhouette des fours à chaux. De chaque côté de la rivière, le banc créé par les alluvions offre un long terrain plat, rendu cahotique par les moutons qui viennent y paître le pré-salé, mais correct pour les grosses roues du Lysander, cet avion tout terrain, capable de se poser en silence presque n’importe où.
Publié le 20/04/2007 à 12:00 par cahierscotentin
4-
Il leur reste une heure pour se donner des nouvelles, se retrouver. Il a pour son “petit” Rémy une tendresse bien au-delà du paternel ; il l’a élevé presque tout seul, après avoir dû longtemps consoler ce petit homme de trois ans qui cherchait sa mère. “Tu es là, bien vivant, et un grand chef à ce qu’on m’a dit ! De quels dangers reviens-tu ?” “ Même pour toi, papa, c’est top-secret. Mais j’y pense, si tu prenais l’avion avec moi ?” “ Non ! Les copains ont besoin de moi ; pour eux je reste “rien à perdre”. Mais ne t’inquiète pas, on en viendra à bout ! Ecoute ! ”
Loin sur la mer, un moteur vient de s’arrêter. “ Vite, les lanternes ! ” Ils se sont embrassés, puis Rémy a couru, sa lanterne à la main pour marquer l’extrémité du terrain, là où l’avion va s’arrêter, l’embarquer tout en faisant demi-tour et repartir en quelques secondes. Lui a disposé les deux autres, l’une près de la rivière, l’autre à vingt pas vers les champs.
L’avion est là ; on entend juste le chuintement de l’hélice qui tourne en liberté. Le pilote relance le moteur au moment où il touche le sol ; à peine cent mètres pour qu’il s’immobilise et amorce sur place son demi-tour. Il devine l’ombre de Rémy qui disparaît dans la carlingue, et dans le vrombissement du moteur l’avion repart, lui soufflant sa casquette au passage. “ Bon voyage, fils, à bientôt ”
Il lui faut maintenant sans attendre ramasser les lanternes, jeter dans la rivière la bicyclette inutile et déguerpir ; rejoindre Coutances en passant par le Pont de la Roque et Orval, car s’il doit venir une patrouille attirée par le bruit, c’est par Tourville qu’elle arrivera.
Il a repris son travail de convoyeur dans le Rennes-Cherbourg de sept heures douze en gare de Coutances.
Le chef de gare y cherche encore l’abruti qui a laissé traîner trois lanternes au bord du quai.