Allez donc visiter le site "http://www.sens-giratoire.com". On y trouve tous les ronds-points de France sauf un. Je leur ai promis de remédier rapidement à cette lacune car il joue un rôle important dans mon histoire. C'est à leur demande que je la mets sur mon blog, pour leurs visiteurs.
ROND-POINTS
En venant de la Hague, un premier rond-point vous attend pour vous faire entrer dans la Communauté Urbaine de Cherbourg. Il est une miniature d’un paysage de Gréville, avec sa barrière et le puits de Gruchy, immortalisé par Jean-François Millet. On le contourne tranquillement pour s’engager vers la ville. A la sortie du virage, l’odeur lourde du varech vous saisit à marée basse ; elle ne vous lâchera plus jusqu’à la Saline, emplissant les poumons des piétons marchant ou courant le long de la digue, des cyclistes fânant ou fonçant sur la piste cyclable, maudissant les piétons égarés. Mais avant cela, un deuxième rond-point veille à la bonne répartition des voitures à l’entrée d’Equeurdreville.
Là, on est tenté d’en faire plusieurs fois le tour, s’interrogeant sur la symbolique de son décor ; sur un fond de galets bétonnés, des pieux de bois se dressent, noirs comme des traverses de chemin de fer. A t-on voulu rappeler les “asperges de Rommel”, hérissant nos plages pour entraver le débarquement ? A moins qu’il ne s’agisse d’une allégorie maritime des colonnes de Buren, sans les rayures ? Il y a bien un petit quelque chose des bouchots à moules, mais ils sont plutôt plantés dans le sable.
Mon fantasme avec les rond-points, c’est d’imaginer, et cela me fait peur, qu’une voiture oublie de les enrouler et se précipite pour les traverser de part en part. Ce sont des choses qui arrivent ! Eh bien je peux vous assurer qu’avec celui-là, rien que d’y penser je ferme les yeux. Ses concepteurs n’ont laissé aucune chance au malheureux téméraire ! La dissuasion doit être efficace puisqu’à ce jour, personne ne s’y est frotté.
J’ai envisagé une autre hypothèse, plus “politique”. Les gens d’ici se souviennent qu’avant, ce rond-point était occupé par un bosquet, à l’origine quelques buissons colorés qui avec le temps avaient investit l’espace, s’étaient entremêlés, créant un genre de petit bois, que des adeptes de Robin transformaient en forêt de Sherwood à chaque manifestation anti-nucléaire, et particulièrement à chaque fois qu’un convoi de déchets radio-actifs cherchait à rejoindre le port. Tel le char à banc du Prince Jean récoltant les impôts, le convoi avançait escorté d’une armée de gardes mobiles, casqués et vêtus de noir, chargés de nettoyer les abords du chemin des terroristes. Imaginez-vous qu’un soir, aux informations régionales, alors que je suivais le reportage de l’évolution d’un convoi de déchets japonais, la caméra s’était trouvée idéalement placée pour assister et retransmettre en direct l’attaque des antinucléaires surgissant des bosquets les pancartes brandies, et la riposte de la soldatesque. En gros plan, on nous montre deux vaillants gendarmes rattrapant par les pieds un manifestant qui tentait de leur échapper en plongeant dans les buissons ; ils le traînent sur la chaussée et sans plus de ménagement le balancent sur la piste cyclable de l’autre côté ; heureusement, c’était marée basse sinon ils semblaient déterminés à le jeter à la mer ! L’individu était fort heureusement vêtu d’un épais blouson qu’on appelle “bomber”, noir dehors et orange dedans, qui dans le mouvement lui était remonté par- dessus la tête ; la caméra le suit tandis qu’il se relève en se frottant les côtes, et là stupeur : le robinesque protestataire, c’est mon fils ! La France entière vient d’assister en direct à la lutte de mon fils avec les rhinocéros du Prince Jean ! J’en pleurerais de bonheur. C’est vrai qu’on les a éduqués tout petits à être d’efficaces protestataires. Il me revient des images de l’époque où, chemise à fleur et barbe au vent, je l’emmenais dans sa poussette à travers les rues d’Equeurdreville saluer à grands cris la longue cohorte noire qui s’étalait en rangs serrés sur les fortifications de l’arsenal ; à défaut de leur lancer des fleurs, c’est notre langage alors qui était fleuri…
Donc j’ai formé l’hypothèse que, las de poursuivre des individus hostiles au progrès et à la civilisation dans les bosquets du rond-point, l’administration ( ne me demandez pas laquelle ! ) a dû considérer qu’en rasant tout et en y plantant des piquets, on réglait le problème ; allez donc vous cacher sur ce rond-point tel qu’il est aujourd’hui ; quoique s’ils avaient bien regardé mon fils, maigre comme il était à l’époque, je pense qu’un piquet lui suffisait ! Autre avantage, c’est que s’ils persistaient, on pouvait toujours les y attacher, aux dits piquets…
Enfin, je dois en être à quinze tours, il faut avancer.
Traverser Cherbourg n’apporte rien en matière de rond-point. Il y a bien celui de Poole, mais celui-là ne me fait pas peur puisque la route le traverse de part en part ! Aucun obstacle au milieu ! Il faut juste respecter les feux, quand même !
C’est au sortir du tunnel du Pont de Carreau que jaillit l’émerveillement. Combien de mes amis horsains m’ont posé en arrivant chez moi la même question ébahie : c’est quoi cette statue au milieu du rond-point ? Euh… laquelle ? Thémis ou l’autre ? Ah, parce qu’il y en a deux ? Oui, deux ! L’autre surveille l’entrée de la gare maritime ; la Loi et La Justice veillent sur Cherbourg ! Cadeau de la République ! Nous avions hérité il y a quelques années d’un grand homme ( à peu près 1,85 m) qui avait donc le bras long. Elu député de Cherbourg, et président de la CUC, il profita de son influence et de ses amitiés pour faire offrir à sa ville deux statues qui ornaient auparavant les abords de l’Assemblée Nationale, et qui s’étaient trouvées reléguées dans un coin de cour à l’occasion de travaux. Tout le monde se grattait la tête pour décider d’un usage pour cet encombrant rebus. Notre dynamique et généreux Olivier proposa donc une solution qui soulagea l’assemblée : offrons-les à Cherbourg, ils ont une imagination débordante, ils sauront bien quoi en faire. Au pire, ils les jetteront dans le bassin de retenue qu’il faut combler ! Ainsi fut fait, et vive la République ! Il se trouvait que deux ronds-points tout neufs attendaient d’être meublés, l’occasion fit le larron ! Croyez-vous que la ville lui en fut reconnaissante ? Même pas ; il dut prendre ses cliques et ses claques pour s’être offert une claque dans un meeting où sa clique lui faisait défaut. Pauvre Olivier ! Ce que je regrette le plus, ce sont ses inénarrables cravates qui avaient fort impressionné mon fils, pas le protestataire, l’autre plus jeune, quand avec son école ils attendaient les cendres de Bartok sur la coursive de la Gare maritime. Ah cette large cravate jaune flottant au vent, c’était d’un kitch ! …
Continuons notre visite des rond-points ; ceux du boulevard de l’est sont désespérants de platitude, à vous couper toute envie de vous envoyer dans le décor ! Celui de Pénesme qui devait faire le pendant extrême à celui de la Saline a toujours ses bosquets ; mais là ils n’intéressent personne : aucun convoi nucléaire ne s’est jamais aventuré jusqu’ici.
Donc, remontons l’axe nord-sud pour rejoindre le “Rond-Point André Malraux”. Celui-ci borne l’entrée de l’agglomération. Le touriste arrivant d’où il veut en Europe passe nécessairement là ; autant en profiter pour rendre hommage à un vrai grand homme. Je me demande cependant à chaque fois que j’y passe pourquoi a t-on affublé André Malraux d’un pressoir à pommes ? Si quelqu’un connaît la réponse …? Pour ce qui est d’alimenter mes angoisses, celui-là tient la première place. On a construit en son centre une montagne ! Ils ne devaient plus savoir quoi faire du surplus de remblai, et ils ont tout mis là : un authentique terril nordique au creux duquel est niché le pressoir à pommes et la petite stèle “Rond-Point André Malraux” ; si on le rate en venant de Valognes – il faudrait être gravement miraud mais ça arrive- , on va droit dans le mur. Personne ne s’y risque. Alors que de l’autre côté, il en est qui se laissent tenter ; régulièrement, des traces montent presque jusqu’au sommet, comme si leur auteur avait cherché à franchir la colline. Pauvre inconscient ! De l’autre côté, c’est un à-pic abrupt, au fond duquel se niche le pressoir ! En granit ! Heureusement, personne n’a gagné pour le moment ; ils essayent, mais inexorablement au bout de quelques mètres, la trajectoire s’incurve vers la droite, et revient sur la route en contrebas. Peut-être devrait-on mettre au sommet une cloche, comme dans ces jeux de foire pour les costauds où on lance à l’assaut d’un tremplin un lourd chariot ! Le gagnant est celui qui fait sonner la cloche ! Ce serait motivant, vous ne trouvez pas ?
En revenant vers Cherbourg, on découvre un spectacle champêtre et changeant. Une maisonnette éclairée la nuit, une charrette qui transporte tantôt des fleurs tantôt des pommes, les silhouettes en osier d’un cheval et d’un faucheur. Il m’est arrivé une aventure étrange à ce rond-point. J’étais parti un matin pour une réunion professionnelle à Saint-lô ou à Caen, peu importe. J’avais fait le tour du rond-point ; j’aime bien faire un tour, ça donne le temps d’admirer le travail des jardiniers qui se donnent du mal pour nous ; la lumière était encore allumée dans la petite boulangerie, car c’est indéniablement une boulangerie, avec son four sous son auvent de tuiles ; la maisonnette elle-même à l’air confortable et j’ai toujours pensé qu’elle serait un bon refuge pour un sdf…
A mon retour, j’ai été étonné en descendant vers le rond-point : le faucheur n’était plus là ; je me suis arrêté un peu plus que de raison, ce qui a énervé celui qui me suivait. J’ai donc fait mon tour comme à mon habitude, et là j’ai failli lâcher mon volant ! Comme je terminais mon tour, l’homme sortit de la maisonnette, s’assit sur la pierre au coin de la porte et bailla ! J’avais vu cela très vite car je ne pouvais pas m’arrêter ! J’ai refait un tour. Il avait eu le temps de rouler une cigarette. La nuit commençait à tomber et la lumière à l’intérieur s’était allumée. Au troisième tour, il s’étirait sur le pas de la porte en regardant l’herbe coupée autour de lui. Quand je repassai au quatrième tour, il leva vers moi son grand chapeau de paille et rentra dans la maisonnette.
Je pris enfin la direction de Cherbourg où ma femme m’attendait. Je devais faire une drôle de tête car elle s’inquiéta aussitôt : “ Qu’est-ce qui t’arrive ? Ton conseil d’administration s’est mal passé ?” “ Non, mais il vient de m’arriver un drôle de truc ; imagine-toi…” et je lui racontai ce que je venais de voir. Elle me regarda d’un drôle d’air, renifla mes vêtements, souleva ma paupière. “ Allez viens t’asseoir, on en reparlera demain…”
Michel LEBONNOIS
DANS "DERNIERES VOLUPTES"