Victor sait quand il doit arrêter de poser des questions. A son brigadier qui vient d’entrer, il montre la convocation remise par Julien :
- “ Qu’est-ce qui leur prend à Brécey ? On ne sert pas d’agence de recrutement pour les nazis ! Manquerait plus que ça !
- Je vais m’en occuper. Je dois aller à Beaumont un de ces jours voir ma sœur, je les emmènerai.
- Mais la fille ?
- Ils ne veulent pas se quitter…
- Bah ! Pourvu qu’ils s’en aillent !
Victor prend Julien à part :
- “ Le collègue de Brécey a été imprudent, mais c’est sans conséquences, le brigadier est un brave homme. Je vais vous emmener dans une ferme retirée où vous resterez jusqu’au vol du papillon ; je viendrai vous chercher quand ce sera le moment ”
Ils ont attendu un moment que Victor puisse s’occuper d’eux. Vers dix heures, il est venu les chercher, et les a conduits avec le fourgon de la gendarmerie jusqu’à la ferme de la Beauce, une grande ferme isolée au fond d’une chasse au sud d’Helleville, tenue par ses beaux-parents. Ils ont depuis longtemps convenu qu’ils l’aideraient “ s’il fallait sauver des gens ”. Pour qu’il n’y ait pas de problèmes avec la morale, il les présente comme mari et femme, “deux gosses qui viennent de se marier et qui ne veulent pas être séparés par la guerre ”. Ici, on sait quand il ne faut pas poser de questions. Toute personne en souffrance est la bienvenue.
- “ Dame, faudra nous aider un peu ! On est tout seuls depuis que la fille a marié ce gars-là, et que notre fils est prisonnier en Allemagne.
- Y a pas de problème, monsieur, ça va même me faire du bien de m’y remettre.
- T’es pas d’ici toi ma petite ; à voir tes mains, t’as pas l’air d’avoir beaucoup appris à travailler.
- C’est la première fois que je viens dans une ferme, mais je sais coudre et repasser ; si vous avez du linge à réparer, profitez-en .
- Alors la mère va être contente !
- Faut qu’on vous loge ; vous êtes bien mariés ?
- Victor vous l’a dit ! Il n’y a pas longtemps…
- Drôle de voyage de noces que vous avez là ! Alors on va vous donner la chambre du fils ; ça ne lui fera pas tort, et vous serez bien. Mais sûr le pauvre petiot qu’il serait mieux dans son lit ici que là où qu’il est. Il n’a que vingt trois ans…
- Et vous le savez, où il est ?
- On a reçu une lettre, sur un papier des allemands, où il disait qu’il était loin, au-delà de Berlin, et il y a une adresse, mais c’est un secteur militaire, alors on ne sait pas vraiment où c’est.
- Il faut espérer, ça finira bien un jour.
- Merci, t’es un bon gars. Moi, c’est Jules, et ma femme, c’est Albertine.
- Et nous, Julien et Sarah.
- Sarah, la femme d’Abraham, la mère de tous les peuples… Tes parents doivent être de bons chrétiens pour t’avoir confié un tel destin !
Sarah a souri, mais n’a pas répondu, surprise qu’un paysan au fond de sa campagne ait une telle culture biblique. Comment réagirait-il si elle lui disait qu’elle est juive ?
Après le repas du soir, une bonne soupe de légumes et un morceau de fromage, ils sont montés dans leur chambre. Julien se sentait gêné de dormir avec elle, dans un lit. Dans la grange, ça n’était pas pareil, ils n’ont fait que se réchauffer :
- “ Je vais dormir par terre, ne te soucie pas de moi, j’ai l'habitude de dormir à la dure…
- Pourquoi ? Je ne vais pas te manger ! Et puis Victor nous a mariés !
- C’est pas pareil !
- Et si moi je veux être mariée avec toi ? Tu m’as sauvé la vie, tu es gentil, tu es plutôt beau gars, je ne veux plus te quitter.
- Tu es la première qui me fait une vraie déclaration d’amour.
- A moins que tu ne veuilles pas de moi ?
- Faudrait être difficile ! Je ne sais pas ce qu’en dirait mon père ; il rêvait de me marier à la fille des voisins, une vraie paysanne, courageuse mais plus ronde et plus rouge que toi… et pas bien maline !
- Allez viens mon homme. Victor l’a dit, nous sommes mariés ! Quand tu auras gagné la guerre, on arrangera ça…
- Mais David ?
- C’était un ami d’enfance ; peut-être qu’on se serait mariés, je ne sais pas. Ils l’ont pris, et je sais qu’il ne reviendra pas ! Aide-moi à ne pas en souffrir ! David, mes parents… ! Il n’y a que l’amour pour me sauver de cette douleur là !
Elle s’est collée contre lui, le déshabille. Il frémit. Il n’a jamais approché une fille ; à part les grivoiseries des soirs de batterie, il ne connait rien à l’amour :
- “ Laisse-moi faire, je vais t’apprendre ; tu vas voir, ça vient tout seul.”
Elle lui a pris sa main qu’elle a posée sur son ventre ; elle a dû le pousser un peu pour qu’il descende. Il a frissoné en caressant sa peau soyeuse, doucement ; ses doigts se sont crispés quand il a senti la douce toison, il a encore pensé aux agneaux, si chauds ; pendant ce temps, la main de Sarah s’est attardée sur son sexe, et son corps a compris avant sa tête ce qu’il avait à faire ; ils se sont enlacés dans un gémissement commun et il a plongé à corps perdu dans les profondeurs brûlantes qu’elle ouvrait pour lui. Leur mariage a pris en un délicieux instant une réalité définitive.
- « Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, Qui repose entre mes seins…
- Qu’est-ce que tu dis ?
- « Que tu es beau, mon bien-aimé, que tu es aimable ! Notre lit, c'est la verdure…
- « C’est beau ce que tu dis ! C’est un poème ?
- C’est dans la Bible, « Le Cantique des Cantiques » du Roi Salomon.
- Tu as lu la Bible ?
- Mon père nous en lisait un passage chaque soir ; le Cantique des Cantiques était son préféré. Il y a beaucoup de passages sur l’amour…
- Le curé ne nous a jamais appris ça au catéchisme !
Ils se sont endormis en riant.